La fabrique du manager réflexif. Apprendre par la transformation des pratiques managériales
Campus EDHEC Lille/Roubaix
17 et 18 Novembre 2016
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Cela fait plus de 10 ans que la Chaire Leadership et Compétences Managériales de l’Edhec a pris le parti de dire qu’être un manager responsable, au sens de conscient de ce qu’il met et de ce qu’il joue dans la relation managériale, passe avant tout par sa capacité à prendre du recul par rapport à sa pratique. Cette prise de recul n’est pas juste un moment de pause avant l’action mais un véritable temps d’apprentissage à partir de son expérience. Il s’agit de se pencher sur les irritants (A. Joly) ou encore les « incidents critiques » de son activité managériale et d’y chercher la vraie question de développement que cela révèle. Devenir un manager réflexif, c’est entamer un dialogue avec soi-même, c’est être en apprentissage permanent sur ses propres manières de faire, en revisitant ses représentations et ses croyances.
A l’heure où se posent tellement de questions autour de la responsabilité managériale dans les risques psychosociaux, ou les entreprises cherchent d’autres manières de faire, notamment en développant des notions « d’agilité » voir de « liberté » (les entreprises libérées secouent les attributions classiques des managers), le tout dans un contexte globalement sans grande visibilité, le manager a les épaules bien chargées… Approche développementale du management ou solution de survie dans l’entreprise capitaliste d’aujourd’hui ? Le manager réflexif ouvre aussi la question du management en tant que profession à part entière.
1_La réflexivité en management est une caractéristique de l’agir professionnel (Schön, 1994 ; Argyris, 1995 ; Argyris et Schön, 1996). En première approximation, la réflexivité est une posture visant d’une part, à analyser sa manière d’agir ou de procéder, d’autre part à expérimenter des dispositions créatives et des dispositifs d’action susceptibles d’améliorer la qualité et l’efficacité des pratiques du management. Elle implique un temps d’arrêt, de prise de recul sur l’activité managériale, qui va à contre-courant du mouvement perpétuel, voire de l’agitation dans laquelle le professionnel est plongé. Ce moment de pause est mis au service d’un retour en arrière, d’une analyse de ce qui a pu se passer de manière consciente ou inconsciente et d’en expliciter un apprentissage. C’est une condition du développement du discours et de la connaissance (Schaeffer, 2002), tant pour le manager que pour le chercheur. La thématique de la réflexivité a fait l’objet de travaux de recherche dans le domaine de la formation des Maîtres pour améliorer les pratiques pédagogiques. Toutefois, ces travaux ont porté un regard critique et suggère sa redéfinition (Bouissou et Brau-Antony, 2005).
Les travaux de Schön (1994) sont à l’origine de la notion de praticien réflexif. Le projet de cette notion vise à identifier la connaissance des savoirs qui structurent la réflexion du sujet dans le cadre de sa pratique professionnelle. L’acception de Schön s’inscrit dans le prolongement des travaux de Piaget, relatifs à l’abstraction réfléchissante et à la mobilisation d’habiletés métacognitives. Les travaux de Schön (1994) et d’Argyris (1995) visent un dépassement du recours aux seules connaissances de la science appliquée et privilégient l’élaboration d’une épistémologie propre à l’agir professionnel, dont le cadre est la réflexion dans l’action.
Cette approche suggère aux managers d’accomplir un travail réflexif, d’en favoriser l’apprentissage, en vue de stimuler la capacité réflexive et de développer des compétences dans ce domaine. La réflexivité se positionne donc aussi comme une compétence. La réflexivité se définit également comme une activité de production des discours, des représentations et de la connaissance, visant l’efficacité managériale au travers d’une meilleure connaissance de soi et de l’adoption des meilleurs comportements. La recherche s’inscrit sur ce plan plus particulièrement dans des cadres cognitivistes et comportementalistes. Cependant, la réflexivité questionne la nature de la connaissance qui doit être actionnable (Schön, 1983, 1994 ; Argyris, 1995 ; Le Moigne, 1998 ; David, 2007 ; Avenier, 1997, 2009 ; Avenier et Schmitt, 2007), consécutivement le savoir et le statut épistémologique de la connaissance.
Le thème de la fabrique du manager réflexif questionne différentes problématiques, en premier lieu la problématique de la pertinence du travail réflexif à accomplir ?
Le processus du travail réflexif fait intervenir un travail de réflexion, mais s’en distingue. Il vise à prendre conscience des déterminants de la réflexion et de la manière d’agir ou de procéder. Au cours de ce travail, les managers se forgent une représentation d’eux-mêmes qui va interférer dans les interactions et les communications interpersonnelles. Les managers peuvent, le cas échéant, solliciter un accompagnement. Le coaching permet à cet égard de développer la pratique réflexive.
Le cadre de l’accompagnement du manager assigne cependant le processus de travail. Il détermine le cadre, les productions et le sens autant que possible pertinents (Devereux, 1980) ou médiée par les cadres théoriques mobilisés (Mauss, 1938). Il faut envisager qu’un travail de réflexivité trop centré sur la personne est susceptible de problématiser aussi des questionnements personnels.
Dans la perspective de l’agir professionnel, la limite est celle de la conscience réflexive, en évitant le repliement sur soi (Mounier, 1946). En regard de l’objet du travail réflexif, pour une application en management des organisations, s’agissant par exemple de traiter une problématique relative à un changement organisationnel, il faut bien rester dans le champ du travail à accomplir et sur des objets pertinents. Selon cette perspective, la réflexivité se limite au retour de la pensée sur elle-même. Il faut trouver le bon cadre qui n’occulte pas les dimensions sociales et culturelles mises en avant par les travaux de Vygotsky (1934). Au de-là de cette limite que l’on peut se donner, le travail de la réflexivité permet d’introduire un travail intrapsychique participant à l’appropriation (internalisation) des savoirs (Bruner, 1996). Dans cette perspective, une meilleure connaissance des mécanismes psychiques de la transformation peut être obtenue par l’analyse des pratiques, permettant de mieux comprendre l’implication affective et émotionnelle sous-jacente à l’implication cognitive et comportementale. Introduisons également la perspective interactionniste, notamment celle ouverte par Goffman (1973) relative à la relation entre le sujet et l’objet, qui fait apparaître l’objet interactant comme un marqueur de territoire ; et par Akrich, Callon & Latour (2006), corrélativement Latour et Guilhot (2007), qui en renverse le paradigme.
Se pose néanmoins la question de l’évaluation des transformations ? Il n’est pas acquis en effet que la seule posture réflexive détermine une transformation effective, au-delà de la connaissance qu’elle procure et donc en quatrième lieu se pose la question de l’acquisition de compétences et de leur transférabilité ?
Bien d’autres axes peuvent être suggérés, comme par exemple la contribution à la socialisation professionnelle. Les travaux de Lahire (1998) montrent que les dispositions sont susceptibles de se contrarier dans le cours de l’agir professionnel collectif. Lahire (1994) attire l’attention sur le détournement possible de cette notion de réflexivité à des fins d’exercice du pouvoir et son ancrage dans des fondements idéologiques (Eraly, 1994 ; Legoff, 1999).
Afin d’introduire à la seconde partie, concluons : La réflexivité est une faculté (Maine de Biran, 1815) permettant de prendre conscience (Cousin, 1829), une disposition du sujet visant à prendre conscience de l’influence de soi dans la transformation de ses savoirs, de ses représentations et de ses pratiques (Habermas, 1973), un mécanisme dont le sujet se prend pour objet d’analyse et de connaissance (Rui, 2010). Ce concept trouve son origine dans les travaux de Bloor (1999) et de Bourdieu (1997, 2001) en sociologie de la connaissance scientifique.
La réflexivité est une activité de pensée qui a pour objet de prendre conscience des déterminants de la réflexion, invitant à une analyse critique de la posture et des déterminants de la pensée, des savoirs, des idéologies, de l’expérience, plus largement de l’implication de soi. Elle permet de questionner les déterminants culturels et sociaux. Elle vise à (re)considérer les choix de la pratique selon différentes perspectives, méthodologique, épistémologique, axiologique… relatif à l’exercice d’une activité. La perspective s’inscrit dans le courant du transformative Learning (Mezirow, 2001 ; Bertrand, 2012). Sur le plan scientifique, elle vise une prise de conscience et analyse critique de la démarche scientifique, plus largement l’objectivation de la relation d’objet au travers d’un processus de distanciation. Merleau-Ponty (1945) a exprimé des réserves cependant sur la démarche de la réflexivité car elle reste dans le ressort du jugement et de la rationalité limitée.
Pour faire la transition avec l’explicitation dans le cadre de la dimension analytique de la réflexivité, soulignons le rapport intrinsèque à l’imaginaire, individuel, groupal, auquel se réfère la relation à soi, ainsi que le rapport à l’imaginaire managérial (De Gaulejac, 1979, 1991, 2005, 2011) ou de ses autres modalités, organisationnelle, entrepreneuriale… contribuant à façonner les conduites humaines.
2_La réflexivité est-elle du seul ressort de la conscience réflexive ? Cette conception a longtemps prévalu. Le concept du manager réflexif et plus largement de praticien réflexif est un objet-frontière.
Quelques auteurs ont introduit cette thématique de la réflexivité pour le travail de la recherche. Habermas (1963), Merleau-Ponty (1975), Bourdieu (2001), Bourdieu et Wacquant (2014) ont souligné la nécessité pour le chercheur de se soumettre à la réflexivité, non seulement au titre de sa relation à l’objet de recherche, mais aussi vis-à-vis de lui-même, se mettre en abyme[1] selon l’expression de Gide (1951). Quelques phénoménologues (Sartre, Merleau-Ponty, Ricœur…) se sont rendus compte que le leurre, l’illusion et autres artefacts chers à la psychanalyse ne pouvaient pas être évacués d’un revers d’affirmations. La psychanalyse n’a jamais réfuté le phénomène de l’apparaître du sujet. Pour une analyse critique, il apparaît utile sortir des positions univoques.
L’approche univoque est remise en cause par les travaux de Roussillon (2006, 2007, 2008) pour qui les processus inconscients recèlent un certain niveau de pensée et de réflexivité. Elle est problématisée très tôt dans les travaux de Freud, L’Esquisse (1895), dans les premiers travaux sur le narcissisme (Freud, 1914) et sur la formation de l’idéal du Moi (Freud, 1921, 1923 ; Lagache, 1958). Elle fonde le processus clinique de la démarche analytique, lequel procède par boucles réflexives. Le travail de la réflexivité est aussi assigné par la dimension analytique et ce indépendamment de toute démarche analytique.
Les apports de la psychanalyse soulignent, par exemple, que les pensées trouvent leur origine dans des souvenirs remaniés, (ré)élaborés, ce qui interroge donc leur pertinence. Le sujet ne se voit pas dans le souvenir car il n’est pas en extériorité, mais se souviens de l’intérieur (Roussillon, 2008 : 6). Il est établi par les premiers travaux de Freud que la réflexivité intervient dans le fonctionnement des processus délirants, la psychose et la perversion. Roussillon problématise la réflexivité en psychanalyse à partir de ses recherches sur le paradoxe, la paradoxalité et la transitionnalité, dans le prolongement des travaux de Bion et de Winnicott. Dans le courant lacanien (Lacan, 1936, 1949), on peut faire référence aux travaux sur le stade du miroir. La réflexivité naît dans le développement de la capacité de l’infans à se réfléchir dans la relation avec sa mère, puis avec son entourage (Aulagnier, 1975). Dans la perspective ouverte par les travaux de Green et de Donnet (1973), Roussillon montre que la représentation doit se représenter elle-même pour que la psyché fonctionne normalement. Il n’est pas suffisant que la représentation représente (Ibid. : 2008 : 7). La réflexivité est en outre à la base de l’introjection de l’expérience subjective (qui permet l’appropriation, l’accommodation, l’adaptation), de la capacité à se considérer du point de vue de l’autre (altérité), de saisir ce qui sépare et unit, de la formation du symbolique et des signifiants. La réflexivité est inséparable des liens qui structurent la relation du sujet aux objets que son investissement sollicite. La réflexivité est consubstantielle dans la relation psychique et à ce titre de l’activité psychique transitionnelle. Elle assigne la dimension cognitive.